Les enjeux d’une réforme trop rapide du CAPES
Les quelques remarques qui suivent ont un statut ambigu : fruit de la réflexion d’une historienne, elles prétendent jeter un regard critique et, si possible, distancié, sur une situation dans laquelle conjoignent conflits d’intérêts et enjeux de portée plus générale. Et en même temps, on ne niera pas procéder ici à un vigoureux plaidoyer pro domo, celui d’une universitaire dont la discipline, en tant que discipline de recherche, lui semble menacée par les réformes envisagées. Pour autant, défendre le fruit d’un travail plus que séculaire, reconnu au niveau international encore aujourd’hui, ne saurait être considéré comme un simple « lobbying » de la communauté menacée des enseignants-chercheurs, mais voudrait au contraire témoigner d’une certaine assurance devant un bilan dont notre institution n’a pas à rougir.
En France, et c’est une originalité nationale, la recherche historique est, depuis que la discipline s’est vue reconnaître comme science, intimement liée à l’existence de « concours de recrutement » de l’enseignement, secondaire surtout, mais aussi, indirectement, primaire. Cela résulte d’une longue tradition qui date du temps où les Jésuites, chassés du royaume, furent remplacés dans les collèges par des « agrégés de l’université ». Le phénomène ne fit que se renforcer au XIXème siècle. Tant et si bien que, pour ce qui concerne spécifiquement l’histoire, lorsque fut instituée, en 1885, l’agrégation moderne, la faculté s’organisa de façon nouvelle, en quatre périodes académiques, avec les chaires afférentes dont les détenteurs étaient chargés de préparer les candidats aux questions portant sur chacune de ces périodes. Ceci est une spécificité française dont l’explication tient au statut même de l’histoire dans la définition de l’identité nationale au lendemain de la défaite de Sedan. Une dialectique efficace a alors vu le jour qui unit les trois pôles ayant trait à la connaissance de l’histoire : la demande sociale d’une part, l’enseignement d’autre part, la recherche universitaire enfin. De ce cadre, est sortie une « école historique française » de tout premier plan, dès avant la Première Guerre mondiale. Son prestige ne s’est pas démenti par la suite, même si les deux dernières décennies du XXème siècle ont pu laisser entrevoir un certain tassement, face aux développements de l’historiographie anglo-saxonne. Bien sûr, cette école historique a pu être remise en cause, critiquée aussi pour son assurance démesurée, son organisation très jacobine… Cela démontre à tout le moins l’existence de mécanismes qui, au bout du compte, garantissent le fonctionnement démocratique de la recherche historique chez nous ; et cela est louable.
Or c’est tout cet héritage que brocarde la réforme actuellement en cours des concours de recrutement des enseignants du Secondaire. Sous couvert de « professionnalisation », cette réforme prévoit : 1) de supprimer le « programme spécifique du concours », en le remplaçant par « les programmes des collèges et lycées » et en les mâtinant d’une certaine dose « d’ épistémologie et histoire de la discipline » ; 2) de supprimer « l’oral disciplinaire » pour le remplacer par une « mise en situation d’enseignement » et une « épreuve de connaissance du système éducatif » ; 3) de remplacer les jurys composés majoritairement d’universitaires par des jurys en « prise directe sur la réalité des collèges et lycées ». Nous ne nous arrêterons pas ici sur les contorsions de langage, pour ne pas dire la langue de bois, de tout ce discours : le propos donne le change, ici, au lobby des enseignants de l’IUFM. Ceux-ci s’étaient crus un temps en instance de perdre leur rôle de formateurs ; ils sont sans doute rassurés… Les termes de la réforme leur donnent gain de cause, au détriment, non pas des universitaires, mais de la discipline elle-même. Cette question-là ne fera pas débat, soyons-en bien certains ; constatons néanmoins, avec clairvoyance, l’issue d’un rapport de force d’emblée très défavorable à notre milieu. En revanche, il est urgent de mesurer les conséquences de telles décisions et de s’inquiéter de la part d’irresponsabilité qu’elles recèlent. Les propos qui suivent pourraient d’ailleurs s’appliquer à d’autres champs disciplinaires que l’histoire-géographie. Mais il nous semble que le point de vue des historiens est spécialement révélateur et pour tout dire paradigmatique.
Plaçons-nous tout d’abord à l’un des pôles de la dialectique envisagée plus haut et, puisqu’il est question de recrutement de professeurs du Second Degré, celui de l’enseignement dans les collèges et les lycées. En privant les universitaires de la maîtrise complète de la préparation au CAPES par une réforme « professionnalisante », on risque fort d’assécher, à la racine, tout ce qui faisait la qualité de l’enseignement secondaire français. Précisons d’emblée, car la question y est intimement liée, que l’agrégation ne risque pas de pallier les méfaits de la réforme : la diminution, drastique, du nombre de postes à ce concours est sur le point d’en fermer l’accès hors des ENS et donc d’entraîner la disparition de tous les centres universitaires de préparation à ce concours.
En histoire, la préparation au concours est (était) une année qui intégrait véritablement les candidats à une « culture » d’historien, une identité, sur le mode, par exemple, de l’internat en médecine. Cette culture, quelle est-elle ? Pour le dire en deux mots, elle est celle de l’intelligence critique, dont l’historien prétend, en toute modestie et avec d’autres, être un « professionnel ». Une intelligence critique qui est au fondement même de la citoyenneté démocratique : loin de se décréter, elle résulte d’une formation longue, fastidieuse, associant sans cesse académisme et rigueur intellectuelle dont l’obtention du CAPES était comme un couronnement pour le bon étudiant ; l’ambition de la diffuser le plus largement possible dans la société, dans le cadre de l’école gratuite et obligatoire fut, sans doute, une des plus belles réussites de notre république. La traduction « sociale » en fut, depuis bien longtemps, le poids exceptionnel de l’histoire-géographie dans les lycées et collèges, la troisième des disciplines après le français et les mathématiques. D’une certaine manière, ces très nombreux professeurs d’histoire-géographie font figure de « hussards noirs » de l’enseignement secondaire.
Au fondement de cette intelligence critique, une méthode, celle de la dissertation et du commentaire de documents, assortie de vastes connaissances « disciplinaires » : grâce au CAPES « ancien », et par ricochet dans la formation des élèves du secondaire, cela restait une des caractéristiques de l’esprit français, assorti d’un niveau de culture générale vanté partout dans le monde. Avec la réforme, le glas a sonné du commentaire de documents et, sans doute, de la dissertation avec lui. Derrière les lettres classiques et La Princesse de Clèves, médiatiquement raillées par notre président, c’est toute une culture critique qui va sombrer, pleurée sans doute par de rares esprits chagrins. On pourra les accuser de fredonner toujours la même antienne concernant « la baisse du niveau » ; il faut pourtant réaliser que l’on a ici affaire à autre chose et que l’on assiste bien à la braderie d’un long héritage, héritage que les réactionnaires ne sont pas les seuls à juger précieux.
On nous parle de professionnalisme ; il faudrait quand même savoir ce que l’on entend par là… C’était et c’est encore bien en cela que gît le grand professionnalisme des enseignants d’histoire-géographie : dans une culture disciplinaire très exigeante, une rigueur de la méthode qui en est inséparable. Parler de professionnalisation en demandant de réciter un schéma bachoté (« la connaissance du système éducatif ») sans aucune intelligence critique, ou en pensant « mettre en situation » des étudiants très jeunes et, par définition, sans expérience, est au mieux une naïveté. En tout cas, bien malin celui qui nous dira, enfin, ce qu’il y a de « professionnel » dans le fait de connaître par cœur le BO de l’année ou le prêchi-prêcha du moment sur les fonctions d’enseignant. Cela n’est pas sérieux et ne pourra jamais l’être ; au mieux s’agit-il d’une collusion, toute conjoncturelle, entre un affichage politico-médiatique prétendument libéral et la défense de niches bien favorables par certaines catégories de formateurs d’abord soucieux de rester où ils sont. Et au fond, sont ainsi renvoyés dos à dos les « véritables professionnels » et les savants : les premiers seraient dans le réel (i.e. le professionnel, censé être tout entier contenu dans les IUFM…), les seconds de doux rêveurs hors du temps. Doit-on comprendre qu’un schéma couleur, agrémenté de jolies flèches ascendantes, décrivant le « système d’enseignement aujourd’hui » est plus réel qu’une recherche d’historien sur la genèse du sentiment national dans la France du XVème siècle ? Le réel d’un enseignant aujourd’hui, quel est-il ? Il est celui d’un collège de banlieue où violence et difficultés d’intégration sont quotidiennes. Pour l’affronter, ne vaut-il pas mieux avoir réfléchi sérieusement, en scientifique dont on maîtrise la méthode, à la question identitaire plutôt que de connaître le sens des sigles SMS, STI ou STT ? Plus généralement, quel sens critique allons-nous léguer à nos enfants devant le discours politique réel de ceux qui nous gouvernent ?
Si l’on se place à présent à l’autre bout de la chaîne de « genèse du savoir historique », celui des universités, les choses peuvent être dites sans fard et sans honte par les enseignants-chercheurs : une réforme prétendument « professionnalisante » des CAPES privera les historiens du volet le plus stimulant de leur enseignement universitaire et au bout du compte de la finalité même de leur tâche la plus directement en prise sur « la demande sociale », celle de formateur. Certes, celle-ci doit être repensée, élargie sans doute, mais s’attaquer ainsi au cœur même de toute une institution dont les résultats sont patents, peut sembler à tout le moins imprudent. Par un processus complexe, la recherche historique française, de grande qualité, se trouve en fait financée, indirectement, par le recrutement massif, chaque année, de nombreux professeurs d’histoire-géographie dans les collèges et lycées. En ce recrutement, les enseignants-chercheurs en histoire trouvaient leur reconnaissance sociale immédiate et cela justifiait que l’université française compte un grand nombre de maîtres de conférences et de professeurs d’histoire, bien plus grand que les universités étrangères. Et c’est ainsi, et ainsi seulement, que la recherche historique française a pu accéder aux succès qu’on lui connaît : par le travail d’un groupe de gens suffisamment nombreux pour faire masse et faire bouillonner et fructifier des projets dynamiques.
Le processus est complexe car cet état de fait n’est pas le fruit du hasard ou d’un lobbying opportun bien daté : il est le résultat d’un véritable projet de société, qui faisait de l’histoire une pièce maîtresse de notre identité nationale, constat qui ne pouvait être que performatif et donc revêtir de profonde implications pédagogiques (cf les volumes correspondants des Lieux de mémoire). Au fil du XXème siècle, ce lien congénital entre recherche historique et enseignement fut régulièrement réactivé, et en dernier lieu au début des années 90, lorsque l’on recruta, en une dernière grande vague, de nombreux enseignants-chercheurs. On peut le repenser, le réactualiser d’une façon peut-être moins artificielle qu’il y a vingt ans en l’ancrant davantage dans la modernité économique, les critères de rentabilité : par exemple, il n’est pas aberrant d’imaginer une offre de formation « complémentaire », sous la forme d’un plus culturel de qualité aux cadres du secteur privé ou aux futurs cadres hospitaliers. Autre direction d’ouverture envisageable : faire de nos premiers cycles une véritable propédeutique, reconnue comme telle, aux métiers de l’administration…, etc. Cependant, il paraît difficile de considérer ces ouvertures comme autre chose que des compléments : notre ancrage dans l’enseignement est existentiel. Si l’enseignement secondaire est, de fait, coupé de la culture scientifique, alors, bien sûr, le nombre des chercheurs va très rapidement décroître : quelle justification trouver, en effet, à un grand nombre d’enseignants-chercheurs dès lors qu’il faudra se contenter de faire connaître aux étudiants « un bon manuel de Lycée »… Les postes d’enseignants-chercheurs seront alors réservés à une toute petite portion des Normaliens qui auront réussi à faire leur trou ; et c’est toute une dynamique, au sein des universités, comme des ENS qui va se trouver sectionnée net, à tout jamais. Si un autre projet de société nourrit cette mise à bas de la recherche française, alors nous aimerions le connaître ; il semble malheureusement que rien de tel n’anime la réforme prévue, rien d’autre que la collusion d’intérêts immédiats et d’un affichage médiatique d’une légèreté inouïe.
Les quelques remarques qui suivent ont un statut ambigu : fruit de la réflexion d’une historienne, elles prétendent jeter un regard critique et, si possible, distancié, sur une situation dans laquelle conjoignent conflits d’intérêts et enjeux de portée plus générale. Et en même temps, on ne niera pas procéder ici à un vigoureux plaidoyer pro domo, celui d’une universitaire dont la discipline, en tant que discipline de recherche, lui semble menacée par les réformes envisagées. Pour autant, défendre le fruit d’un travail plus que séculaire, reconnu au niveau international encore aujourd’hui, ne saurait être considéré comme un simple « lobbying » de la communauté menacée des enseignants-chercheurs, mais voudrait au contraire témoigner d’une certaine assurance devant un bilan dont notre institution n’a pas à rougir.
En France, et c’est une originalité nationale, la recherche historique est, depuis que la discipline s’est vue reconnaître comme science, intimement liée à l’existence de « concours de recrutement » de l’enseignement, secondaire surtout, mais aussi, indirectement, primaire. Cela résulte d’une longue tradition qui date du temps où les Jésuites, chassés du royaume, furent remplacés dans les collèges par des « agrégés de l’université ». Le phénomène ne fit que se renforcer au XIXème siècle. Tant et si bien que, pour ce qui concerne spécifiquement l’histoire, lorsque fut instituée, en 1885, l’agrégation moderne, la faculté s’organisa de façon nouvelle, en quatre périodes académiques, avec les chaires afférentes dont les détenteurs étaient chargés de préparer les candidats aux questions portant sur chacune de ces périodes. Ceci est une spécificité française dont l’explication tient au statut même de l’histoire dans la définition de l’identité nationale au lendemain de la défaite de Sedan. Une dialectique efficace a alors vu le jour qui unit les trois pôles ayant trait à la connaissance de l’histoire : la demande sociale d’une part, l’enseignement d’autre part, la recherche universitaire enfin. De ce cadre, est sortie une « école historique française » de tout premier plan, dès avant la Première Guerre mondiale. Son prestige ne s’est pas démenti par la suite, même si les deux dernières décennies du XXème siècle ont pu laisser entrevoir un certain tassement, face aux développements de l’historiographie anglo-saxonne. Bien sûr, cette école historique a pu être remise en cause, critiquée aussi pour son assurance démesurée, son organisation très jacobine… Cela démontre à tout le moins l’existence de mécanismes qui, au bout du compte, garantissent le fonctionnement démocratique de la recherche historique chez nous ; et cela est louable.
Or c’est tout cet héritage que brocarde la réforme actuellement en cours des concours de recrutement des enseignants du Secondaire. Sous couvert de « professionnalisation », cette réforme prévoit : 1) de supprimer le « programme spécifique du concours », en le remplaçant par « les programmes des collèges et lycées » et en les mâtinant d’une certaine dose « d’ épistémologie et histoire de la discipline » ; 2) de supprimer « l’oral disciplinaire » pour le remplacer par une « mise en situation d’enseignement » et une « épreuve de connaissance du système éducatif » ; 3) de remplacer les jurys composés majoritairement d’universitaires par des jurys en « prise directe sur la réalité des collèges et lycées ». Nous ne nous arrêterons pas ici sur les contorsions de langage, pour ne pas dire la langue de bois, de tout ce discours : le propos donne le change, ici, au lobby des enseignants de l’IUFM. Ceux-ci s’étaient crus un temps en instance de perdre leur rôle de formateurs ; ils sont sans doute rassurés… Les termes de la réforme leur donnent gain de cause, au détriment, non pas des universitaires, mais de la discipline elle-même. Cette question-là ne fera pas débat, soyons-en bien certains ; constatons néanmoins, avec clairvoyance, l’issue d’un rapport de force d’emblée très défavorable à notre milieu. En revanche, il est urgent de mesurer les conséquences de telles décisions et de s’inquiéter de la part d’irresponsabilité qu’elles recèlent. Les propos qui suivent pourraient d’ailleurs s’appliquer à d’autres champs disciplinaires que l’histoire-géographie. Mais il nous semble que le point de vue des historiens est spécialement révélateur et pour tout dire paradigmatique.
Plaçons-nous tout d’abord à l’un des pôles de la dialectique envisagée plus haut et, puisqu’il est question de recrutement de professeurs du Second Degré, celui de l’enseignement dans les collèges et les lycées. En privant les universitaires de la maîtrise complète de la préparation au CAPES par une réforme « professionnalisante », on risque fort d’assécher, à la racine, tout ce qui faisait la qualité de l’enseignement secondaire français. Précisons d’emblée, car la question y est intimement liée, que l’agrégation ne risque pas de pallier les méfaits de la réforme : la diminution, drastique, du nombre de postes à ce concours est sur le point d’en fermer l’accès hors des ENS et donc d’entraîner la disparition de tous les centres universitaires de préparation à ce concours.
En histoire, la préparation au concours est (était) une année qui intégrait véritablement les candidats à une « culture » d’historien, une identité, sur le mode, par exemple, de l’internat en médecine. Cette culture, quelle est-elle ? Pour le dire en deux mots, elle est celle de l’intelligence critique, dont l’historien prétend, en toute modestie et avec d’autres, être un « professionnel ». Une intelligence critique qui est au fondement même de la citoyenneté démocratique : loin de se décréter, elle résulte d’une formation longue, fastidieuse, associant sans cesse académisme et rigueur intellectuelle dont l’obtention du CAPES était comme un couronnement pour le bon étudiant ; l’ambition de la diffuser le plus largement possible dans la société, dans le cadre de l’école gratuite et obligatoire fut, sans doute, une des plus belles réussites de notre république. La traduction « sociale » en fut, depuis bien longtemps, le poids exceptionnel de l’histoire-géographie dans les lycées et collèges, la troisième des disciplines après le français et les mathématiques. D’une certaine manière, ces très nombreux professeurs d’histoire-géographie font figure de « hussards noirs » de l’enseignement secondaire.
Au fondement de cette intelligence critique, une méthode, celle de la dissertation et du commentaire de documents, assortie de vastes connaissances « disciplinaires » : grâce au CAPES « ancien », et par ricochet dans la formation des élèves du secondaire, cela restait une des caractéristiques de l’esprit français, assorti d’un niveau de culture générale vanté partout dans le monde. Avec la réforme, le glas a sonné du commentaire de documents et, sans doute, de la dissertation avec lui. Derrière les lettres classiques et La Princesse de Clèves, médiatiquement raillées par notre président, c’est toute une culture critique qui va sombrer, pleurée sans doute par de rares esprits chagrins. On pourra les accuser de fredonner toujours la même antienne concernant « la baisse du niveau » ; il faut pourtant réaliser que l’on a ici affaire à autre chose et que l’on assiste bien à la braderie d’un long héritage, héritage que les réactionnaires ne sont pas les seuls à juger précieux.
On nous parle de professionnalisme ; il faudrait quand même savoir ce que l’on entend par là… C’était et c’est encore bien en cela que gît le grand professionnalisme des enseignants d’histoire-géographie : dans une culture disciplinaire très exigeante, une rigueur de la méthode qui en est inséparable. Parler de professionnalisation en demandant de réciter un schéma bachoté (« la connaissance du système éducatif ») sans aucune intelligence critique, ou en pensant « mettre en situation » des étudiants très jeunes et, par définition, sans expérience, est au mieux une naïveté. En tout cas, bien malin celui qui nous dira, enfin, ce qu’il y a de « professionnel » dans le fait de connaître par cœur le BO de l’année ou le prêchi-prêcha du moment sur les fonctions d’enseignant. Cela n’est pas sérieux et ne pourra jamais l’être ; au mieux s’agit-il d’une collusion, toute conjoncturelle, entre un affichage politico-médiatique prétendument libéral et la défense de niches bien favorables par certaines catégories de formateurs d’abord soucieux de rester où ils sont. Et au fond, sont ainsi renvoyés dos à dos les « véritables professionnels » et les savants : les premiers seraient dans le réel (i.e. le professionnel, censé être tout entier contenu dans les IUFM…), les seconds de doux rêveurs hors du temps. Doit-on comprendre qu’un schéma couleur, agrémenté de jolies flèches ascendantes, décrivant le « système d’enseignement aujourd’hui » est plus réel qu’une recherche d’historien sur la genèse du sentiment national dans la France du XVème siècle ? Le réel d’un enseignant aujourd’hui, quel est-il ? Il est celui d’un collège de banlieue où violence et difficultés d’intégration sont quotidiennes. Pour l’affronter, ne vaut-il pas mieux avoir réfléchi sérieusement, en scientifique dont on maîtrise la méthode, à la question identitaire plutôt que de connaître le sens des sigles SMS, STI ou STT ? Plus généralement, quel sens critique allons-nous léguer à nos enfants devant le discours politique réel de ceux qui nous gouvernent ?
Si l’on se place à présent à l’autre bout de la chaîne de « genèse du savoir historique », celui des universités, les choses peuvent être dites sans fard et sans honte par les enseignants-chercheurs : une réforme prétendument « professionnalisante » des CAPES privera les historiens du volet le plus stimulant de leur enseignement universitaire et au bout du compte de la finalité même de leur tâche la plus directement en prise sur « la demande sociale », celle de formateur. Certes, celle-ci doit être repensée, élargie sans doute, mais s’attaquer ainsi au cœur même de toute une institution dont les résultats sont patents, peut sembler à tout le moins imprudent. Par un processus complexe, la recherche historique française, de grande qualité, se trouve en fait financée, indirectement, par le recrutement massif, chaque année, de nombreux professeurs d’histoire-géographie dans les collèges et lycées. En ce recrutement, les enseignants-chercheurs en histoire trouvaient leur reconnaissance sociale immédiate et cela justifiait que l’université française compte un grand nombre de maîtres de conférences et de professeurs d’histoire, bien plus grand que les universités étrangères. Et c’est ainsi, et ainsi seulement, que la recherche historique française a pu accéder aux succès qu’on lui connaît : par le travail d’un groupe de gens suffisamment nombreux pour faire masse et faire bouillonner et fructifier des projets dynamiques.
Le processus est complexe car cet état de fait n’est pas le fruit du hasard ou d’un lobbying opportun bien daté : il est le résultat d’un véritable projet de société, qui faisait de l’histoire une pièce maîtresse de notre identité nationale, constat qui ne pouvait être que performatif et donc revêtir de profonde implications pédagogiques (cf les volumes correspondants des Lieux de mémoire). Au fil du XXème siècle, ce lien congénital entre recherche historique et enseignement fut régulièrement réactivé, et en dernier lieu au début des années 90, lorsque l’on recruta, en une dernière grande vague, de nombreux enseignants-chercheurs. On peut le repenser, le réactualiser d’une façon peut-être moins artificielle qu’il y a vingt ans en l’ancrant davantage dans la modernité économique, les critères de rentabilité : par exemple, il n’est pas aberrant d’imaginer une offre de formation « complémentaire », sous la forme d’un plus culturel de qualité aux cadres du secteur privé ou aux futurs cadres hospitaliers. Autre direction d’ouverture envisageable : faire de nos premiers cycles une véritable propédeutique, reconnue comme telle, aux métiers de l’administration…, etc. Cependant, il paraît difficile de considérer ces ouvertures comme autre chose que des compléments : notre ancrage dans l’enseignement est existentiel. Si l’enseignement secondaire est, de fait, coupé de la culture scientifique, alors, bien sûr, le nombre des chercheurs va très rapidement décroître : quelle justification trouver, en effet, à un grand nombre d’enseignants-chercheurs dès lors qu’il faudra se contenter de faire connaître aux étudiants « un bon manuel de Lycée »… Les postes d’enseignants-chercheurs seront alors réservés à une toute petite portion des Normaliens qui auront réussi à faire leur trou ; et c’est toute une dynamique, au sein des universités, comme des ENS qui va se trouver sectionnée net, à tout jamais. Si un autre projet de société nourrit cette mise à bas de la recherche française, alors nous aimerions le connaître ; il semble malheureusement que rien de tel n’anime la réforme prévue, rien d’autre que la collusion d’intérêts immédiats et d’un affichage médiatique d’une légèreté inouïe.